Témoignage

Chroniques Ehpadiennes et Pantalonnades en tous genres

Du combattant le parcours est difficile. Le combattant de base, veux-je dire, celui qui en toute modestie et bonne foi se contente de vouloir visiter l’un de ses proches dans ces nouveaux blockhaus susnommés de ce doux vocable d’Ehpad. Horaires pénitentiaires et strictement réglementés : on vous octroie avec une moue presque gourmande la ½ heure, l’air de regretter que vous ne goûtiez qu’avec dédain la chance, le privilège accordés. Attention ! Gardez-vous du moindre retard ! Même si vous traversez une métropole ou deux départements, l’heure c’est l’heure. La demi-heure se transforme en ¼ d’heure ou en rien du tout, à la moindre incartade sur les horaires. On ne plaisante pas ! Prenez bien aussi vos précautions quant à votre vessie. Ici, à l’Ehpad, on ne pisse pas, Monsieur. Les toilettes sont interdites au visiteur porteur de tous les miasmes ! N’arrivez pas non plus en avance, vous serez tancé et renvoyé à votre véhicule. Avant l’heure, ce n’est pas l’heure.

La pantalonnade commence dès le portail, mais ne s’arrête pas là. Dès que vous mettez un pied dans le sacro-saint hall, on vous regarde, ce serait mal dire « sous le nez », puisqu’il doit être caché sous le masque réglementairement. On zoome donc sur votre masque, on surveille la giclée réglementaire de gel hydro-alcoolique dans vos paumes bien ouvertes à cet effet. Rite religieux oblige ! Bienheureuse eau bénite que l’on cueille (ou non) dans le bénitier et dont on fait bien ce que l’on veut ! Une voix rogue et un doigt inquisiteur vous indiquent la lecture de l’évangile du jour : le règlement COVID qu’il faut lire et relire. Gare à ceux (dont je suis, je l’avoue) qui prétendent l’avoir déjà lu. J’attends le jour où il faudra le leur réciter par cœur derrière le masque, la visière ou quelque invention grillagée façon confessionnal ! Un ou deux grommellements plus tard, on a enfin le droit de s’avancer à pas prudents vers l’autel, le comptoir veux-je dire où la préposée, sérieuse comme Artaban, sort, façon « sex toy », mais en beaucoup moins drôle, le gadget à température. Commence alors une petite danse, façon contorsions de clown décadent, à seule fin d’approcher la bonne tempe de l’engin sacré que l’autre, du haut de son perchoir (eh oui ! le comptoir est situé bien au-dessus de votre modeste personne condamnée à la place des rampants) abaisse avec une grimace de dégoût vers votre front incliné et comme en prière. Et comme la tempe droite se montre sans doute récalcitrante (la vilaine !), on recommence la même opération avec la gauche, qui, plus docile, lâche le morceau, dévoilant ses précieux 36°. Après quoi, on vous renvoie dehors, au cas où Coro se cacherait traîtreusement dans votre slip ou au creux de vos oreilles, les espions sont capables de tout.

Ayant traversé le désert de plusieurs saisons, je peux évoquer le printemps, l’été, l’automne et l’hiver. Heureusement, à Marseille, le printemps fut clément et ensoleillé, un peu frisquet quand même, mais avec une bonne polaire, à l’extérieur, sur des chaises en métal, on s’en est quand même sortis. Et puis une demi-heure, même avec le cul gelé et les oreilles au mistral, ça passe vite, c’est vrai. Et puis, les visites, c’est selon, ce n’est pas tout le temps. Un mois de reconfinement par ci, une fermeture temporaire de trois semaines par là, « présomption COVID ! Attention ! », vous pensez, les désagréments de ces petites sauteries de plein air, ça passe comme une lettre à la poste ! Après, il y a eu l’été. Bon, à Marseille, en été, il fait chaud. Surtout quand la terrasse où nous sommes consignés est en plein cagnard. Mais comme chacun sait, tout vaut mieux que le COVID, qu’est-ce qu’une petite insolation à côté du monstre Coro ! Et puis, nous sommes protégés, surveillés comme le lait sur le feu. Le masque, ah, le MASQUE ! Les vestales du masque sont là, à chaque rencontre. Elles épient les nez surtout, elles les fliquent, les pourfendent presque ! Aucun nez ne doit dépasser du masque ! C’est la consigne. De leurs mains expertes, elles viennent rétablir l’ordre à la moindre incartade. Et hop ! Un nez langé, enlingé, emmailloté d’importance ! Quelle joie de se trouver dans ce bain matriciel, maternel, où l’œil et la main veillent à tout. On rêverait presque d’être manchots, hommes tronc. Plus de souci, plus de besoin. Les vestales du masque veillent à tout, veillent sur nous. Une petite anecdote croustillante et sur laquelle méditer longuement : à mon ami, que je viens visiter chaque semaine et que nous nommerons J., il arrive très souvent d’avoir soif à cause de certains médicaments prescrits par son médecin. Ayant demandé à la vestale de service un verre d’eau, il a baissé son masque pour se désaltérer. La gorgone, qui venait juste de déposer le verre devant lui, et à qui on a dû greffer des yeux dans le dos (par les temps qui courent, on n’arrête plus les progrès de la médecine), a fait volte-face avec une énergie spectaculaire où entrait, je dois dire, une certaine irritation, et elle s’est précipitée sur le nez (ou le masque, on ne sait plus) de mon ami qu’elle lui a recloqué sur le nez en un tournemain digne de Bip-Bip mais en moins drôle. « Mais, ai-je osé, avec une banane qui n’était pas feinte, vous venez juste de le lui apporter. Il a soif. Il boit ». J’ai évité les remarques complotistes, du style, dommage, on n’a pas encore prévu de paille pour les masques, quoiqu’avec Coro, on ne sait jamais… « Oui, a-t-elle concédé de mauvaise grâce, bon, c’est vrai. Mais vous le remettez tout de suite après ». J’ai évité le « et entre deux gorgées aussi ? On peut toujours essayer… ». Le sens de l’humour n’est pas très à la mode en ces temps pourtant aussi sinistres que ridicules.

Un peu vexée (peut-être qu’en dépit du masque, mon regard en disait plus long qu’il n’aurait dû), elle s’est précipitée sur les tables d’à côté (il en faut trois, des tables, pour faire le bon compte, lors des visites, ça s’appelle la distanciation sociale (sic)), où un couple à l’air tristounet tentait de communiquer avec une très vieille dame gisant au fond de son fauteuil roulant, avec masque et tout le toutim. Je crus (ou fis semblant de croire) que la vestale allait redresser un peu la vieille dame enfoncée dans sa chaise au point qu’on ne la voyait plus ; sa fille devait se pencher au-dessus de la forteresse des trois tables qui la séparait de sa mère pour tenter d’apercevoir une maigre touffe de cheveux. La gorgone se saisit du bord du masque de la résidente et le remonta jusque sur ses lunettes. On ne voyait plus rien qu’une pauvre momie affublée de deux verres qui ne recouvraient que le tissu pisseux d’un masque. La pauvre créature qui semblait ne plus pouvoir parler ni respirer fut emportée par la vestale vers sa cellule du 2e étage ; la visite était terminée. Le couple se leva en silence et ils s’en allèrent. Je croisai brièvement leur regard, leurs yeux étaient d’une tristesse insoutenable.

Et puis, il y a l’hiver. Et même à Marseille, il arrive qu’il fasse froid. Surtout par temps de mistral. Qu’à cela ne tienne… Nous venions rendre visite à J. après trois jours de négociations serrées, de menaces et de conversations houleuses au téléphone. Selon les nouvelles réglementations dont seul Saint Ehpad a le secret et les prérogatives, J. avait eu trop de visites cette dernière semaine de décembre et bien que l’un au moins des visiteurs ne soit pas venu, on avait tout bonnement biffé d’un trait de plume notre jour et horaire de visite que nous avions pris grand soin de réserver quinze jours à l’avance. Notre juste colère avait fini par faire plier (modestement) les hautes instances administratives, du bout des lèvres, on nous avait proposé à 12h30 un rendez-vous pour le soir même à 17h15. Nous n’étions pas à Marseille et nous venions de faire 3 heures de route pour être à l’heure. Après être passés par toutes les phases du cérémonial susmentionné, nous attendions, comme il se doit, sur la terrasse, il faisait nuit et froid. Le mistral n’avait pas calé avec le crépuscule. Dix minutes plus tard, nous avons vu notre ami arriver lentement dans la salle à manger, de l’autre côté des baies vitrées. Son accompagnatrice, sympathique et humaine, celle-ci, il y en a quelques-unes, ouvrit de l’intérieur la porte du petit salon où nous devions nous rencontrer et nous aperçut. « Mais vous êtes deux ». « Eh oui ! » « Mais on ne vous a pas dit au téléphone que les visites à l’intérieur étaient réservées aux visiteurs non accompagnés ? » « Non. Il y quelques semaines, c’était possible. Personne ne nous a rien dit ». « Vous allez donc le voir dehors. Je vais lui chercher une veste dans sa chambre. » J. était transi de froid, malgré le pull et la veste que la dame était allée lui chercher. Nous tremblions de froid sur nos chaises en fer qui nous gelaient les fesses. Nous lui avons offert ses cadeaux de Noël et après quelques mots, nous l’avons laissé rentrer se réchauffer dans la salle. Comme quoi, je vous le donne en mille : mieux vaut une bonne pneumonie que le vilain Coro.

À ceux qui n’ont plus qu’un souffle de vie, masque mettrez. À ceux qui n’ont plus que leurs yeux pour aimer, de leurs enfants, de leurs amis, les priverez, contingenterez les visites jusqu’à ce que mort s’ensuive. À ceux qui à tout petits coups respirent, à ceux qui marcher, mettre un pas devant l’autre ne peuvent plus, l’air, la lumière et les visages aimés leur ôterez. À ceux qui ne connaîtront plus la douce liberté de se promener, de prendre la main des aimés, de jouir du vent et de la lumière, de danser, de rire, de s’émerveiller du sourire d’un enfant, muselières mettrez, peur insufflerez, espoir arracherez, dignité, beauté et vie confisquerez.

Manon TORIELLI

Source : https://reinfocovid.fr/temoignage/chroniques-ehpadiennes-et-pantalonnades-en-tous-genres/

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