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L’homme contre la machine

Le romancier et essayiste anglais Paul Kingsnorth tente de cerner la nature de la bataille qui nous attend. Dans son dernier article, il suggère que la théorie classique du désenchantement du monde n’est pas tout à fait exacte.

Extrait :

Mais dans un essai intéressant paru dans le magazine Aeon il y a quelques années, l’historien Eugene McCarraher a remis en question cette notion. Selon lui, la modernité ne s’est pas débarrassée de l’ordre sacré de l’Occident, ne laissant à sa place qu’un matérialisme desséché. Notre système de valeurs de remplacement est tout aussi enchanté qu’auparavant – mais nous ne l’avons pas reconnu, parce qu’il se fait passer pour autre chose :

Depuis le 17e siècle, une grande partie de l’histoire moderne a fourni de bonnes raisons de montrer que le “désenchantement” est plutôt une fable, une mythologie qui dissimule la persistance de l’enchantement sous un déguisement “séculaire”. Il s’avère que le capitalisme pourrait être la forme d’enchantement la plus séduisante de la modernité, remodelant l’univers moral et ontologique à son image et sa ressemblance pécuniaires.

Si McCarraher a raison, nous n’avons pas jeté un ordre sacré pour un ordre profane. Nous avons au contraire intronisé un nouveau dieu, et déguisé son culte en la poursuite désenchantée d’un gain purement matériel. Nous avons déguisé en simple “économie” notre nouvelle idole et notre nouveau souverain : la Machine.

Il poursuit en évoquant l’opinion de Lewis Mumford à ce sujet :

Mais, dit Mumford – et c’est là le lien qui l’unit à Spengler, à Macintyre et à McCarraher – aucune société ne ferait tous ces efforts à des fins purement matérielles. La Machine n’est pas simplement un vaste mécanisme sans âme destiné à accumuler des richesses matérielles. C’est, d’une certaine manière, un objet sacral en soi. Elle est son propre enchantement :

Les communautés ne s’efforcent jamais de donner le meilleur d’elles-mêmes, et encore moins de restreindre la vie individuelle, sauf pour ce qu’elles considèrent comme une grande fin religieuse […] lorsque de tels efforts et sacrifices semblent être faits pour des avantages purement économiques, il s’avère que ce but séculier est lui-même devenu un dieu, un objet libidineux sacré, qu’il soit identifié comme Mammon ou non.

C’est ce que Mumford appelle “le mythe de la machine”. Parfois, à notre époque, nous l’appelons croissance. Parfois, nous l’appelons progrès. Parfois, nous n’avons pas besoin de mots, car aucun mot ne pourra jamais circonscrire une divinité. Mais c’est une divinité – et tout au long de l’histoire de l’humanité, de l’Égypte à Babylone, de la Sumérie à Rome, chaque fois que la Machine s’effondre, nous nous efforçons de la reconstruire, parce qu’à un certain niveau, nous avons besoin d’entendre l’histoire qu’elle nous raconte sur nous-mêmes :

La seule contribution durable de la mégamachine a été le mythe de la machine elle-même : l’idée que cette machine était, par sa nature même, absolument irrésistible – et pourtant, si on ne s’y opposait pas, finalement bénéfique. Aujourd’hui encore, ce charme magique fascine à la fois les responsables et les victimes de masse de la mégamachine.

Et c’est le cas. Dans tous les milieux, des conservateurs aux libéraux, des marxistes aux fascistes, des socialistes aux verts, des croyants aux athées, très peu de critiques sérieuses des mythes enchevêtrés du progrès, de la croissance et du matérialisme seront jamais entendues dans la sphère publique. En fin de compte, la plupart d’entre nous se plient à notre souverain, heureusement ou non. On nous dit tous les jours, après tout, qu’il n’y a pas d’alternative réaliste à la poursuite de ce qui, selon Mumford, est “l’animus fondamental” de la Machine :

Il s’agit de conquérir l’espace et le temps, d’accélérer les transports et les communications, d’accroître l’énergie humaine en utilisant les forces cosmiques, d’augmenter considérablement la productivité industrielle, de surstimuler la consommation et d’établir un système de pouvoir centralisé absolu sur la nature et l’homme.

La conquête et l’expansion sont l’essence même de la Machine. Si l’on pouvait dire qu’elle a une idéologie, ce serait l’abolition des frontières, la destruction des limites, l’homogénéisation de tout dans la poursuite de sa croissance continue. Le résultat final est l’aplatissement du monde – cultures, écosystèmes, paysages, traditions : toute forme de résistance qui limite l’étendue de son royaume. La Machine est, au fond, anti-limites et anti-formes : ce qui signifie anti-nature, et donc anti-humain. En tant que telle, sa finalité est déjà claire : elle a été explorée dans un millier de romans au cours des derniers siècles et prédite et mise en garde par des philosophes, des cinéastes et des scientifiques. La Machine vise carrément ce que C. S. Lewis a appelé l’abolition de l’homme, qui est aussi l’abolition de la nature elle-même.

Paul énumère ce qu’il croit être les caractéristiques et les valeurs fondamentales de la machine :

Caractéristiques

  • Société centralisée, hiérarchisée, à grande échelle.
  • Une bureaucratie efficace, capable d’ordonner et de surveiller les citoyens.
  • L’armée et la police sont suffisantes pour faire respecter l’ordre.
  • Grande population, principalement urbaine/métropolitaine, dépendant de la machine pour sa survie et donc encline à la défendre.
  • Économie centralisée ; institutions financières puissantes.
  • Nécessité de s’étendre par la colonisation (via la puissance militaire, les traités internationaux ou la pression commerciale) pour s’assurer de nouveaux marchés et ressources.
  • Système de propagande, conçu pour normaliser ce qui précède (“les médias”).
  • La volonté de remplacer les parties humaines par des parties technologiques ; l’expansion du système technologique à tous les domaines de la vie.
  • Réseau de communication universel avancé, capable à la fois de faire de la propagande et de surveiller/suivre la population (“le web”).
  • Matrice sophistiquée de production et de distribution de biens et de services (“le marché”).
  • L'”efficacité” économique comme seule/principale évaluation de la valeur. Le commerce comme principal moteur et valeur de la société.

Valeurs fondamentales

  • Le progrès : mythe central de l’ère de la machine. L’amélioration matérielle dans tous les domaines est à la fois nécessaire et inévitable. L’avenir sera toujours meilleur que le passé.
  • Ouverture : les limites sont des entraves, les frontières sont offensives, l’autodéfinition est un droit. Tout doit être exposé, les tabous doivent être brisés. Le bonheur résultera de moins de restrictions.
  • Universalisme : Les valeurs de la machine sont applicables partout et devraient être accessibles à tous de plein droit, étant donné leur nature libératoire (voir ci-dessus).
  • Futurisme : Contre le passé, contre le lieu. Il faut fuir l’histoire, les racines sont des limites au progrès, et éventuellement de sombres préjugés.
  • Individualisme : fragmentation des communautés locales, des cellules familiales et des autres modes d’organisation traditionnels, au profit de la promotion des désirs et des ambitions personnels.
  • Technologisme : les nouvelles technologies sont bienveillantes et inévitables, et malgré les difficultés, elles doivent être adoptées. La technologie est neutre et n’a pas de telos : elle peut être utilisée en bien ou en mal.
  • Scientisme : “La science et la raison” comme arbitres “objectifs” et utilitaires de la valeur.
  • Le mercantilisme : les valeurs du marché s’infiltrent dans tous les domaines de la vie ; l’épanouissement se trouve dans la consommation matérielle.
  • Le matérialisme : Les dieux, les fantômes et autres superstitions rétrogrades doivent être transcendés.
  • TINA : “There Is No Alternative” (Il n’y a pas d’alternative). La Machine est “absolument irrésistible … et finalement bénéfique”. S’y opposer est au mieux un idéalisme naïf, au pire un dangereux déni de ses bienfaits pour les nécessiteux. La frustration anti-Machine est dirigée vers “l’art”, maintenant une marchandise neutralisée et vendable.

Manifeste de l’Unabomber-Théodore Kaczynski. (1995)

Sources :
https://www.theamericanconservative.com/dreher/man-against-the-machine-paul-kingsnorth/
https://paulkingsnorth.substack.com/p/blanched-sun-blinded-man

Traduction https://cv19.fr

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